Je suis vieux désormais, le poil terni, à moitié édenté. À peine si j’arrive encore à mâchouiller les repas que sa domestique continue de me servir matin et soir. Le collier autour de mon cou ne m’irrite plus depuis longtemps, tant il semble incrusté dans ma peau. Elle me l’a posé un lendemain de fête, une de ces réunions très privées où elle se plaisait à m’exhiber. Cela remonte à l’époque où je la suivais partout en bon chien docile, bien avant qu’elle ne me laisse vivre dans cette cave obscure. Éperdu d’amour, je ne rêvais que de rester à son service. Alors je l’ai accepté bien sûr. Le collier comme la chaîne. Et avec joie en plus.
Nous avons passé des années magiques elle et moi. Enfin, j’avais trouvé la maîtresse capable de satisfaire mes plus sombres désirs. J’approchais de la cinquantaine, elle n’en avait pas trente. Lorsqu’elle est entrée dans le salon des amis qui m’avait invité ce soir-là, je suis demeuré un instant sidéré devant son allure altière. Du simple fait de sa présence, l’atmosphère de la pièce paraissait d’un coup chargée d’une vibration inconnue.
Grande, blonde, vêtue d’un tailleur strict, une fine chaîne en or autour du cou, elle a salué l’assistance d’un petit mouvement de main général et sans hésitation, elle s’est assise sur une place libre du sofa juste à côté de moi. Le maître de maison lui a proposé une flûte de champagne qu’elle a acceptée. Puis il nous a présentés avant d’échanger quelques mots avec elle. À l’évidence, ils se connaissaient bien. Appelé par d’autres invités, il n’a pas tardé à nous laisser seuls elle et moi. D’emblée j’avais décidé de ne pas céder à la tentation d’une conversation pseudo-mondaine. Mon mutisme ne semblait pas la déranger. Parfois, elle me glissait un regard en coin, un sourire d’ange posé aux bords des lèvres. Autour de nous, les bavardages allaient bon train, mais nous n’en avions cure. Le silence qui nous enveloppait formait une bulle qui nous isolait du reste de l’univers et visiblement, cela nous convenait à la perfection.
Au milieu du salon, quelques couples chaloupaient sur une musique de jazz vaguement lascive. Cet instant où elle s’est levée et a posé sa main sur la mienne, je m’en souviendrai toujours. Le contact m’a électrisé.
— Venez danser. J’en ai envie.
La gorge sèche, je l’ai suivie et d’un mouvement souple et ferme, elle m’a attiré contre elle. Combien de temps a duré ce moment suspendu ? Impossible de me souvenir des morceaux qui jouaient alors. Sade et Diana Krall certainement. Mais ce premier contact de nos corps enlacés, son ventre collé au mien, ses seins contre ma poitrine – et son parfum aussi, une odeur subtile de vétiver, une fragrance très végétale – je m’en souviens encore.
Nous aurions pu danser toute la nuit. Mais elle en avait décidé autrement. Alors que les premiers couples s’éclipsaient, elle s’est dégagée de notre étreinte et plantant son regard de jade dans le mien, elle m’a juste lancé :
— Je vous kidnappe. Vous me suivez ?
Le temps de saluer nos hôtes et nous roulions au fond d’un taxi qui se dirigeait vers une destination inconnue. Durant tout le trajet, à peine si ma cuisse a touché la sienne. La tête rejetée en arrière, elle chantonnait les yeux mi-clos, souriante et ravie. La voiture avait quitté la ville depuis un moment pour s’engager dans une banlieue boisée et finalement s’arrêter devant la grille d’un pavillon ancien. Une fois réglée la course, je l’ai suivie jusque dans sa chambre où elle m’a demandé de me déshabiller. Cela ne sonnait pas comme une demande en fait. Plutôt comme un ordre. Sans hésiter, je me suis exécuté. Elle a tourné autour de moi, curieuse d’observer sa prise du soir. Je me tenais devant elle aussi raide qu’un piquet, le rouge aux joues et la queue redressée. Satisfaite de son inspection, elle a laissé tomber sa veste et sa jupe, puis enfin son string transparent, dévoilant une toison claire taillée en un V parfait.
— Ne vous touchez surtout pas. Pas pour le moment.
Assise au fond d’un fauteuil de cuir, elle a placé ses jambes écartées sur les accoudoirs et elle a plongé ses doigts dans sa fente. Fasciné par son impudeur, bouleversé par l’étrangeté de la situation, je la regardais se donner du plaisir en attendant sa prochaine consigne. Au fur et à mesure que son orgasme montait, son visage se crispait et son sourire se transformait en un rictus qui n’avait plus rien d’angélique. Une voix rauque, elle a fini par m’ordonner :
— Viens me lécher, chien !
L’instant d’après, je tombais à genoux entre ses cuisses, la bouche collée à sa vulve et savourant le moindre repli de son sexe qui dégageait une odeur sauvage, un goût de coquillage et de marée. En jouissant sous mes coups de langue, elle a lâché un jet de liquide salé qui m’a tétanisé.
Plus tard, elle a exigé que je me branle et que je me répande sur son ventre. Épuisé, à bout de nerfs, je me suis endormi au pied de son lit comme elle me l’avait commandé.
C’est ainsi que notre histoire a commencé.
Elle m’avait dit avoir deviné d’emblée mon attirance pour la soumission. Et plus le temps passait, plus elle se réjouissait de me voir progresser dans cette voie. Le soir où elle a fini par m’offrir ce collier de cuir qui ne m’a plus quitté, je me suis écroulé en pleurs la tête posée sur ses genoux. C’est alors que nous avons signé un pacte. Quoiqu’il arrive, je resterais son chien fidèle, son dévoué serviteur, le fervent gardien de notre enfer intime. Elle serait toujours là pour moi, et moi pour elle.
La suite n’a été qu’une série de fêtes sombres où je glissais à chaque fois un peu plus dans la profondeur de ses désirs secrets, sans jamais rien lui refuser. Même quand elle a exigé que je la contemple se faire prendre par des plus jeunes que moi, des mieux membrés, des plus résistants. Même quand elle m’a offert à ses amants qui usaient de ma bouche ou de mon cul pour se vider les couilles. Même quand une de ses amies avait la fantaisie de m’utiliser comme urinoir humain pour se soulager d’un trop-plein de champagne. Admirer l’éclat sauvage de son regard face au spectacle que je lui prodiguais me suffisait.
Plus le temps passait, plus je m’enfonçais dans les abysses qu’elle n’avait de cesse de me révéler. Des années d’explorations et de découvertes dont personne n’aurait pu sortir indemne.
Vint enfin le moment où ma vie prit un tournant décisif. Je vieillissais et la perspective de finir mes jours seul dans mon appartement me terrifiait. Un soir où nous étions couchés au creux de son lit, elle m’a demandé ce qui semblait me préoccuper ces derniers temps. Je le lui ai expliqué. Avec des gestes d’une infinie douceur, elle m’a caressé la nuque tout en posant des baisers légers sur mon front.
— Nous allons trouver une solution, ne t’inquiète pas.
C’est là où elle m’a confié son fantasme ultime. J’ai accepté avec joie sa proposition, car rien ne comptait déjà plus que de demeurer pour toujours à ses côtés.
Désormais, je vis reclus dans l’ombre au fond de la cave, avec pour tout éclairage la lumière du jour passant par une petite ouverture en hauteur. Une ampoule solitaire pendue au bout de son fil reste éteinte la plupart du temps. Peu importe, cela fait longtemps que je ne lis plus. L’endroit ne manque pas de confort cela dit. Elle a fait installer du chauffage et un lit, une douche et des toilettes. Je dispose d’un ordinateur grand écran sur lequel je peux regarder des films et des séries. Parfois me parviennent les bruits lointains des fêtes qu’elle donne à l’étage. J’attends la fin de ces orgies avec impatience car je sais qu’avant d’aller se coucher avec son amant en titre, elle passera me souhaiter une bonne nuit et cela suffit à mon bonheur. Alors je guette le moment où j’entendrai le claquement sec de ses bottines sur les marches de l’escalier et où elle appuiera sur l’interrupteur, ce qui fera jaillir la lumière de l’ampoule.
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